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À vélo, pour ne pas tomber, je pédale et, subséquemment, j’avance (je pédalerais) : mes cuisses chauffent puis, quand j’affronte une côte pentue, elles brûlent, chaud. Je fort respire, mon cœur bat vite, j’entends le monde, je sens ce corps vivant qui est le mien, frénétique créateur de pensées.

À vélo, je sens l’air agacé d’être dérangé. Plus j’essaie d’aller vite, plus il se catroncte, se durcit. Et si je ne le sens pas, c’est qu’il me pousse, mousse qui roule sur la pierre.

D’abord, j’existe alternativement : à droite, mon ge-nou (ils) renâcle, à gauche, j’appuie moins qu’à droite, à droite puis à gauche, puis j’accompagne la remontée dans le même temps que j’appuie, enfin, à l’unisson (nous).

Avec mes mains, je résonne des aspérités du sol : lisse, bor-dures ou trous, je glisse ou je sursaute… Le tissu frotte mes jambes et mes épaules. Et bientôt, j’ai le dos humide, Sibérie dehors, jungle dedans.

À vélo, sur le chemin, les pneus crissent ; les miens et j’entendrais ceux d’un cycliste qui me doublera. Bruits différents si le sol est sec ou suintant. Ou bien, je croiserais une joggeuse qui souffle au rythme de chaque enjambée. Plus loin, un bébé pleure dans sa poussette, quand je passerai, le papa l’aurait pris dans ses bras.

En septembre, ici, c’est la braderie, je longe la ducasse1 d’où les manèges hurlent de la musique boum boum et des cris tour-tour-nants.

À l’approche de l’hiver, le froid a séché les feuilles : elles craquent. Des ronronnements des moteurs de voitures surgissent au gré d’un virage avant que des phares ne m’aveuglent. Le soir, la nuit assourdit les bruits.

Il y a même un zoo où, parfois, les singes chantent (véri-dique very).

Et puis tous les oiseaux : les pies, arrogantes, jacacassent ; en nombre, les poules d’eau et autres foulques traversent impunément gracieusement rapidement avant mon passage ; je croise régulièrement des cormorans occupés à pêcher dans les remous de l’écluse ou en train de se sécher les ailes sur une bouée ; il m’est même arrivé d’être accompagné d’un héron gris qui vola quelques instants à mes côtés.

À vélo, mes pensées se donnent du mal, elles insistent.

Elles veulent que je refasse mon monde, que j’enfonce les clous du passé, que je gère un avenir dans lequel je saurais nager (il pleut beaucoup) ; alors, je cultive des regrets ; alors, j’ai hâte d’être arrivé pour que se déroule ce que je prévois et qui ne se produira pas ; alors, alors.

Je me leurre pleinement de ces mirages, à côté.

À vélo, parfois, une musique surgit.

Il pleut beaucoup (il drache2) : les gouttes d’eau claquent dans les flaques, plic, ploc, et sur ma veste | rafales de mitraillette, tac tac tac tac, fruits secs, survient un glou glou de liquide qui coule, qui coule où où qui coule ? vu, qui coule vers les égouts, c’est la pluie, de face \ un seau d’eau jeté en pleine tranche /, elle me cingle le visinge froidement, et les lunettes donc me trouble — je vois indécis ou, face aux phares, ne vois goutte —, bulles éclatent pensées, une d’un récent agacement \ émotion du diaphragme /, ce que je ferai une fois à la maison \ anticipation /, aïe, mon genou droit pile geint quand, attention (pleine) aux branches | baisse la tête !

À vélo, il pleut et je ne suis pas perdu.

Notes

  • Faire du vélo en pleine conscience de Nick Moore chez Christine Bonneton.
  • À propos de la langue, lire le livre « Les furtifs » d’Alain Damasio.
  1. Fête foraine (ch’ti).
  2. (Il drache) il pleut beaucoup (ch’ti).

J’ai croisé un détenu menotté tenu par des policiers. Une infirmière dit : « Il y a beaucoup de prisonniers aujourd’hui, ils simulent, dans l’espoir de passer Noël à l’hôpital plutôt qu’en cellule. »

Des pompiers parlent entre eux, la main sur le lit sur lequel est la personne qu’ils ont amenée.
— À qui est la voiture qui bloque l’entrée ? crie quelqu’un !
— À moi ! répondissé-je. La bouger maintenant, mais c’est notre tour ? Un homme en blouse blanche me propose gentiment de la déplacer. Je lui donne les clés.

L’attente, face au ballet du personnel, médecins, infirmières, brancardiers, aide-soignantes… Et puis, sans cesse, des gens arrivent, d’autres partent.

Une famille est là, deux parents et trois jeunes enfants dont un bébé. Ils sont tous venus pour lui.

« Les douleurs dentaires ! » lance une infirmière à la cantonade.

Des lits. Un vieux monsieur est allongé. Il a la bouche ouverte — Francis Bacon — , la tête en arrière, il respire très mal, il s’étrangle. Peut-être sa petite fille, elle a le visage fermé. Deux hommes d’âge mûr sont là aussi, les fils, certainement. Ils sont calmes tous les trois, debout, silencieux, résignés. Une voix féminine demande leur nom de famille. Un des fils pousse lui-même le lit qu’il sait manipuler, l’habitude…

Une vieille dame arrive, accompagnée de son petit-fils : elle a fait une mauvaise chute.

Nous disons au revoir au médecin :
— Merci docteur. Et vous, quand aurez-vous fini ?
— Oh, demain matin, c’est une garde de 24 h.

Notes

  • Pétition « Il faut un plan d’urgence pour sauver l’hôpital public ! »  sur change.org.

Je suis le fil

Je suis sur un fil. Je vois un point, le bout. Et si c’était toute une vie qui s’y concentre ? Sans tomber, j’avance, un pas après l’autre. Je ne regarde pas derrière puisque je ne peux pas. Le reste du monde est vaguement là. Je suis sur un fil. Je vois un point, le bout. Toute ma vie s’y concentre. Je fais un pas, j’avance sans tomber. Il y a quelque chose derrière. Autour, c’est vivant, je l’entends. Je suis sur un fil. Je vois au loin un point, le bout ? Est-ce une fin ? Je ne suis pas tombé, j’avance. J’ai envie de me retourner. Je suis seul. Je suis sur un fil. Le point reculerait. J’avancerais sur ce fil et je reculerais. Le monde me tomberait dessus. Je suis sur un fil. Tous ces points qui forment ce fil… Chaque point est une fin. Un pas sur chaque point. Un monde à chaque pas. Je me retourne et je recule. Je suis le fil.

La belle vie

C’est l’été.

L’année avait été longue. Quand il avait fallu choisir la destination des vacances, j’étais dubitatif mais, finalement, nous avions décidé de retourner à Stella-Plage sur la Côte d’Opale. J’avais tort : tout va bien. Il fait un temps magnifique, les enfants sont heureux et Henriette est ravie.

Moi, c’est Robert. Là, je suis au bar du Bon Accueil. Pour tout vous dire, je connais bien ce café. Quand j’étais gosse, je venais y jouer au flipper. C’était dans l’arrière-salle, juste à côté, aujourd’hui fermée. Il y avait deux flippers et un baby-foot. L’argent des consignes de bouteilles de verre ramassées dans les poubelles servait à payer les jeux. Comment s’appelait mon meilleur copain d’alors déjà ? Bref, c’était une autre époque. Aujourd’hui, il n’y plus grand monde dans ce café et le serveur — le patron ? — me sert avec une lente tristesse. On se dit deux mots, rien de plus. Je me dis que l’établissement fermera sous peu1

Quelqu’un entre, un habitué. Il lance un « Salut la compagnie ! » à la cantonade. C’est un grand échalas au visage Modigliani, plus jeune que moi. Il s’assoit à côté de moi et me tutoie d’entrée :
— Tu bois un verre avec moi ?
C’est ainsi que j’ai rencontré Kevin. Encouragé par mon regard, il me raconte sa vie, le temps d’un demi puis repart aussi vite qu’il est apparu. Les gens vont au café pour cela : trouver une oreille.

C’est ainsi que j’ai rencontré Kevin. Encouragé par mon regard, il me raconte sa vie, le temps d’un demi puis repart aussi vite qu’il est apparu. Les gens vont au café pour cela : trouver une oreille.

Bon, il faudrait que je parte.

Arrive une famille que j’ai déjà croisée dans la station : les grands-parents, leur fille, deux jeunes enfants. Je me demande où est leur père ? Peut-être les parents ont-ils divorcé ? Peut-être travaille-t-il ? Les vieux parlent patois. Les enfants chahutent. Le plus petit tombe. Il pleure ! La mère ne bouge pas d’un centimètre, le grand-père non plus d’ailleurs mais la grand-mère intervient avec douceur :
— Viens ichi avec Mémé min tchiot bellot2
Tout rentre dans l’ordre.

Je suis bien.

Notes

  1. Le bar a effectivement fermé depuis.
  2. Viens ici avec Mémé mon petit mignon…

Coin-coin

C’est une blague récurrente chez eux deux « Pourquoi devons-nous toujours porter ce masque rouge ? » s’exclamèrent-ils en riant, courant, criant, de retour de l’école ! Qu’est-ce qu’il faisait beau ! Catu et Koko habitent la même rue, à l’écart du village, loin du centre. Ils seraient bien rentrés en volant au lieu de s’user les pattes, mais les parents l’interdisaient :
— Vous êtes trop jeunes ! affirmaient les uns !
— C’est trop dangereux ! disaient les autres !
N’importe quoi ! Adolescents, ils étaient les rois du monde, amis pour la vie, inséparables.

Notez, revenir en volant, ils avaient déjà essayé. Mais une vieille, celle qui était en permanence aux aguets sur son pas-de-porte, les avait reconnus. Et ça n’avait pas manqué, elle l’avait raconté illico à la grand-mère de Catu qui le répéta à sa mère. Bref, quelle dispute ce jour-là ! Depuis, bien sûr, ils continuent de voler, mais ils sont plus discrets.

Arrivés, Catu lança à Koko « Rendez-vous à l’étang ce soir ! » Il acquiesçait d’un signe de tête en rentrant.

*

Quand Catu arrive à l’étang, Koko y nage paisiblement. Au début, il lui tourne le dos. La surface de l’eau est gentiment ondulée, rythmée par son mouvement. Quelques pies manifestent bruyamment leur mécontentement d’être dérangées et c’est tout ce qui semble interrompre le silence. Koko ne réagit pas. Il tourne légèrement, il tourne doucement, tourne.

Enfin, ils se voient. Et à cet instant, où tout s’arrête, là, Catu comprend qu’il sait.

Comme déjà Koko se précipitait, Catu n’eut pas envie de fuir. Pourtant, il nageait comme un fou — les ailes déployées —, et quand il le rejoignit enfin, il l’attaqua violemment.

En amitié comme en amour, la brutalité de la rupture s’accorde avec l’intensité de la relation passée.

*

Bien des années plus tard, Catu marche dans la plus grande ville du pays. Il avance avec l’assurance de ceux qui, partis de rien, ont tout réussi, détendu, sans peur. Et quand il croisera ce SDF assis lourdement sur le sol, moins de vingt mètres plus loin, dans quelques secondes, il reconnaîtra immédiatement Koko.

La fulgurance du souvenir aura la même brutalité que l’attaque de l’étang. Et, il ne comprendra toujours pas pourquoi il avait pris du plaisir à tuer son chaton.

Notes

— Canard de Barbarie sur Wikipédia.

Mémé Barrois

Mémé tient son arrière-petite-fille dans ses bras. Elle s’est faite belle pour l’occasion. Elle est contente.

Chez Mémé, il y avait toujours du café chaud.

Parfois, Mémé cuisinait des tartes. Et quand elle cuisinait des tartes, elle en faisait beaucoup : des tartes à la crème — avec des croisillons —, des tartes à la rhubarbe, des tartes aux abricots et surtout, mes préférées, les tartes au sucre1. Rien à voir avec celles de chez Paul ; car le sucre était omniprésent, caramélisé, ici, dur, là, sirupeux… Il y avait un support où Mémé empilait les tartes, stockées dans une pièce discrète. Mais une tarte, cela se mange vite… Il ne fallait pas attendre longtemps pour que Mémé le range…

Elle faisait aussi des molles gaufres. Les papilles commençaient à saliver dès que l’appareil chauffait. Même si la première gaufre n’était officiellement pas bonne, je l’avalais quand même ! Et, contrairement au nom qu’on leur donnait, les molles gaufres étaient croustillantes. Enfin, tant qu’elles étaient chaudes…

Mémé et Pépé se déplaçaient à vélos. Ceux-ci avaient de grosses sacoches et des extenseurs étaient là pour lier les éventuels paquets au porte-bagages.

Mémé était la Zidane du crochet (avec des cheveux et sans coup de boule). Elle faisait des napperons ou d’immenses couvre-lits. Tout partait d’une grosse boule de fil de coton enroulé autour d’un cône. Et Mémé crochetait, crochetait inlassablement tout en parlant, parlant, comme vous marchez en discutant au téléphone.

Les toilettes étaient à l’extérieur et il n’y avait pas de salle de bain. Ou plutôt, la cuisine faisait aussi office de salle de bain ; l’intimité était alors assurée par un rideau de bandes en plastique qui n’occultait pas grand-chose ; mais Mémé n’était pas pudique. Notez, il a fallu que je devienne adulte pour comprendre que c’était de l’inconfort. Peut-être que lorsque j’étais enfant, en vacances chez Mémé et Pépé, mon hygiène corporelle n’était pas ma priorité…

Mémé avait commencé à travailler dès l’adolescence. Un jour, mon épouse et moi lui rendions visite. Angélique était alors professeure des écoles. Mémé la regarda, pensive, et dit : « J’aurais tant aimé être institutrice… ».

Le chauffage était assuré par le poêle à charbon de la cuisine. Évident puisque nous étions en plein coron. Le charbon était stocké à la cave qui était le royaume des limaces. La faible lumière faisait briller leurs lents et silencieux parcours nocturnes.

L’hiver donc, la chaleur dans la cuisine était estivale. Mais plus on s’éloignait, plus la météo reprenait ses droits. À côté, la salle à manger. Une porte vers l’escalier, toujours fermée. Les deux chambres là-haut bien à l’abri de la chaleur qui ne pouvait monter.

Alors, le soir, quand il était l’heure de se coucher, je me glissais sous le pierzyna — prononcez « piejena », une couette Polonaise — prêt à doucement dompter le froid. Voilà ma méthode :

  1. Comme pour un plongeon, se jeter sous la couette.
  2. Résister en attendant que cela se réchauffe là-dessous. Surtout, pendant ce temps-là, ne pas bouger : tout autour, c’est la banquise.
  3. La volonté est la marque des héros : étendre progressivement son territoire.
  4. Dormir.
  5. Au réveil, les éléments extérieurs seront contre vous. Le salut est dans la cuisine, courez !

J’ai oublié de préciser que tout cela est fait dans la noir absolu. Je ne sais pas comment faisait Mémé mais les fenêtres étaient si calfeutrées que, même en plein été, aucune lumière ne filtrait.

En haut de l’escalier, Mémé avait sa réserve, une sorte de caverne d’Alibaba miniature pleine de sucre, de farine, de boîtes de conserve, etc. : c’était rassurant. Mémé et Pépé avaient donc connu les restrictions.

Pépé s’occupait du jardin. Il y avait – entre autres – des rangées de pommes de terre. Ma mission était d’enlever les doryphores qui mangeaient les feuilles. Du côté de la maison, le jardin était dédié aux fleurs. Il y avait des œillets bleus.

L’après-midi, quand la météo était clémente, Pépé jouait aux boules avec des voisins, tous d’anciens mineurs d’origine Polonaise, comme lui. C’était le seul moment où je l’entendais parler cette langue.

Il avait sa place attitrée, dos à l’évier, près de la fenêtre. C’était là qu’il roulait ses cigarettes, avec du tabac gris, dans un emballage cubique, avec sa machine à rouler.

Il jouait au tiercé, avec le rituel du journal, de l’étude des pages hippiques de la Voix du Nord et du compostage des tickets (avec l’ustensile ad hoc). Mon oncle déposait les tickets au PMU. Et puis, c’était l’écoute des résultats… Je ne me souviens pas qu’il ait gagné beaucoup.

Quand j’aurai des petits-enfants, peut-être m’appelleront-ils Pépé ?

Vous allez me demander : « Pourquoi Mémé Barrois ? » Si je vous dis que j’appelais mon autre grand-mère Mémé Marchiennes, peut-être aurez-vous deviné que mes grand-mères habitaient Barrois et Marchiennes.

Notes

  1. Il y a quelques années, j’ai goûté une tarte de chez M. Mazingarbe à Marchiennes qui était très bonne aussi…

La mortadelle

La mortadelle est un gros animal ; il est très lourd de surcroît. Elle a la forme d’un cylindre rose, d’une capsule. Elle pousse sur le sol. Il est alors impossible de la bouger car elle s’accroche avec ses racines. Pour l’attraper, il n’y a qu’une seule solution. Il faut la chatouiller à un endroit secret. Alors, elle saute. Et là, tu la prends dans tes bras. Et le tour est joué. La mortadelle est lourde, mais comme elle saute bien !

La terre est bleue comme une orange

La-terre-est-bleue-comme-une-orangeLa terre est bleue comme une orange
Jamais une erreur les mots ne mentent pas
Ils ne vous donnent plus à chanter
Au tour des baisers de s’entendre
Les fous et les amours
Elle sa bouche d’alliance
Tous les secrets tous les sourires
Et quels vêtements d’indulgence
À la croire toute nue.

Les guêpes fleurissent vert
L’aube se passe autour du cou
Un collier de fenêtres
Des ailes couvrent les feuilles
Tu as toutes les joies solaires
Tout le soleil sur la terre
Sur les chemins de ta beauté.

Paul Éluard, L’amour la poésie, 1929

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