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La belle vie

C’est l’été.

L’année avait été longue. Quand il avait fallu choisir la destination des vacances, j’étais dubitatif mais, finalement, nous avions décidé de retourner à Stella-Plage sur la Côte d’Opale. J’avais tort : tout va bien. Il fait un temps magnifique, les enfants sont heureux et Henriette est ravie.

Moi, c’est Robert. Là, je suis au bar du Bon Accueil. Pour tout vous dire, je connais bien ce café. Quand j’étais gosse, je venais y jouer au flipper. C’était dans l’arrière-salle, juste à côté, aujourd’hui fermée. Il y avait deux flippers et un baby-foot. L’argent des consignes de bouteilles de verre ramassées dans les poubelles servait à payer les jeux. Comment s’appelait mon meilleur copain d’alors déjà ? Bref, c’était une autre époque. Aujourd’hui, il n’y plus grand monde dans ce café et le serveur — le patron ? — me sert avec une lente tristesse. On se dit deux mots, rien de plus. Je me dis que l’établissement fermera sous peu1

Quelqu’un entre, un habitué. Il lance un « Salut la compagnie ! » à la cantonade. C’est un grand échalas au visage Modigliani, plus jeune que moi. Il s’assoit à côté de moi et me tutoie d’entrée :
— Tu bois un verre avec moi ?
C’est ainsi que j’ai rencontré Kevin. Encouragé par mon regard, il me raconte sa vie, le temps d’un demi puis repart aussi vite qu’il est apparu. Les gens vont au café pour cela : trouver une oreille.

C’est ainsi que j’ai rencontré Kevin. Encouragé par mon regard, il me raconte sa vie, le temps d’un demi puis repart aussi vite qu’il est apparu. Les gens vont au café pour cela : trouver une oreille.

Bon, il faudrait que je parte.

Arrive une famille que j’ai déjà croisée dans la station : les grands-parents, leur fille, deux jeunes enfants. Je me demande où est leur père ? Peut-être les parents ont-ils divorcé ? Peut-être travaille-t-il ? Les vieux parlent patois. Les enfants chahutent. Le plus petit tombe. Il pleure ! La mère ne bouge pas d’un centimètre, le grand-père non plus d’ailleurs mais la grand-mère intervient avec douceur :
— Viens ichi avec Mémé min tchiot bellot2
Tout rentre dans l’ordre.

Je suis bien.

Notes

  1. Le bar a effectivement fermé depuis.
  2. Viens ici avec Mémé mon petit mignon…

Coin-coin

C’est une blague récurrente chez eux deux « Pourquoi devons-nous toujours porter ce masque rouge ? » s’exclamèrent-ils en riant, courant, criant, de retour de l’école ! Qu’est-ce qu’il faisait beau ! Catu et Koko habitent la même rue, à l’écart du village, loin du centre. Ils seraient bien rentrés en volant au lieu de s’user les pattes, mais les parents l’interdisaient :
— Vous êtes trop jeunes ! affirmaient les uns !
— C’est trop dangereux ! disaient les autres !
N’importe quoi ! Adolescents, ils étaient les rois du monde, amis pour la vie, inséparables.

Notez, revenir en volant, ils avaient déjà essayé. Mais une vieille, celle qui était en permanence aux aguets sur son pas-de-porte, les avait reconnus. Et ça n’avait pas manqué, elle l’avait raconté illico à la grand-mère de Catu qui le répéta à sa mère. Bref, quelle dispute ce jour-là ! Depuis, bien sûr, ils continuent de voler, mais ils sont plus discrets.

Arrivés, Catu lança à Koko « Rendez-vous à l’étang ce soir ! » Il acquiesçait d’un signe de tête en rentrant.

*

Quand Catu arrive à l’étang, Koko y nage paisiblement. Au début, il lui tourne le dos. La surface de l’eau est gentiment ondulée, rythmée par son mouvement. Quelques pies manifestent bruyamment leur mécontentement d’être dérangées et c’est tout ce qui semble interrompre le silence. Koko ne réagit pas. Il tourne légèrement, il tourne doucement, tourne.

Enfin, ils se voient. Et à cet instant, où tout s’arrête, là, Catu comprend qu’il sait.

Comme déjà Koko se précipitait, Catu n’eut pas envie de fuir. Pourtant, il nageait comme un fou — les ailes déployées —, et quand il le rejoignit enfin, il l’attaqua violemment.

En amitié comme en amour, la brutalité de la rupture s’accorde avec l’intensité de la relation passée.

*

Bien des années plus tard, Catu marche dans la plus grande ville du pays. Il avance avec l’assurance de ceux qui, partis de rien, ont tout réussi, détendu, sans peur. Et quand il croisera ce SDF assis lourdement sur le sol, moins de vingt mètres plus loin, dans quelques secondes, il reconnaîtra immédiatement Koko.

La fulgurance du souvenir aura la même brutalité que l’attaque de l’étang. Et, il ne comprendra toujours pas pourquoi il avait pris du plaisir à tuer son chaton.

Notes

— Canard de Barbarie sur Wikipédia.

Mémé Barrois

Mémé tient son arrière-petite-fille dans ses bras. Elle s’est faite belle pour l’occasion. Elle est contente.

Chez Mémé, il y avait toujours du café chaud.

Parfois, Mémé cuisinait des tartes. Et quand elle cuisinait des tartes, elle en faisait beaucoup : des tartes à la crème — avec des croisillons —, des tartes à la rhubarbe, des tartes aux abricots et surtout, mes préférées, les tartes au sucre1. Rien à voir avec celles de chez Paul ; car le sucre était omniprésent, caramélisé, ici, dur, là, sirupeux… Il y avait un support où Mémé empilait les tartes, stockées dans une pièce discrète. Mais une tarte, cela se mange vite… Il ne fallait pas attendre longtemps pour que Mémé le range…

Elle faisait aussi des molles gaufres. Les papilles commençaient à saliver dès que l’appareil chauffait. Même si la première gaufre n’était officiellement pas bonne, je l’avalais quand même ! Et, contrairement au nom qu’on leur donnait, les molles gaufres étaient croustillantes. Enfin, tant qu’elles étaient chaudes…

Mémé et Pépé se déplaçaient à vélos. Ceux-ci avaient de grosses sacoches et des extenseurs étaient là pour lier les éventuels paquets au porte-bagages.

Mémé était la Zidane du crochet (avec des cheveux et sans coup de boule). Elle faisait des napperons ou d’immenses couvre-lits. Tout partait d’une grosse boule de fil de coton enroulé autour d’un cône. Et Mémé crochetait, crochetait inlassablement tout en parlant, parlant, comme vous marchez en discutant au téléphone.

Les toilettes étaient à l’extérieur et il n’y avait pas de salle de bain. Ou plutôt, la cuisine faisait aussi office de salle de bain ; l’intimité était alors assurée par un rideau de bandes en plastique qui n’occultait pas grand-chose ; mais Mémé n’était pas pudique. Notez, il a fallu que je devienne adulte pour comprendre que c’était de l’inconfort. Peut-être que lorsque j’étais enfant, en vacances chez Mémé et Pépé, mon hygiène corporelle n’était pas ma priorité…

Mémé avait commencé à travailler dès l’adolescence. Un jour, mon épouse et moi lui rendions visite. Angélique était alors professeure des écoles. Mémé la regarda, pensive, et dit : « J’aurais tant aimé être institutrice… ».

Le chauffage était assuré par le poêle à charbon de la cuisine. Évident puisque nous étions en plein coron. Le charbon était stocké à la cave qui était le royaume des limaces. La faible lumière faisait briller leurs lents et silencieux parcours nocturnes.

L’hiver donc, la chaleur dans la cuisine était estivale. Mais plus on s’éloignait, plus la météo reprenait ses droits. À côté, la salle à manger. Une porte vers l’escalier, toujours fermée. Les deux chambres là-haut bien à l’abri de la chaleur qui ne pouvait monter.

Alors, le soir, quand il était l’heure de se coucher, je me glissais sous le pierzyna — prononcez « piejena », une couette Polonaise — prêt à doucement dompter le froid. Voilà ma méthode :

  1. Comme pour un plongeon, se jeter sous la couette.
  2. Résister en attendant que cela se réchauffe là-dessous. Surtout, pendant ce temps-là, ne pas bouger : tout autour, c’est la banquise.
  3. La volonté est la marque des héros : étendre progressivement son territoire.
  4. Dormir.
  5. Au réveil, les éléments extérieurs seront contre vous. Le salut est dans la cuisine, courez !

J’ai oublié de préciser que tout cela est fait dans la noir absolu. Je ne sais pas comment faisait Mémé mais les fenêtres étaient si calfeutrées que, même en plein été, aucune lumière ne filtrait.

En haut de l’escalier, Mémé avait sa réserve, une sorte de caverne d’Alibaba miniature pleine de sucre, de farine, de boîtes de conserve, etc. : c’était rassurant. Mémé et Pépé avaient donc connu les restrictions.

Pépé s’occupait du jardin. Il y avait – entre autres – des rangées de pommes de terre. Ma mission était d’enlever les doryphores qui mangeaient les feuilles. Du côté de la maison, le jardin était dédié aux fleurs. Il y avait des œillets bleus.

L’après-midi, quand la météo était clémente, Pépé jouait aux boules avec des voisins, tous d’anciens mineurs d’origine Polonaise, comme lui. C’était le seul moment où je l’entendais parler cette langue.

Il avait sa place attitrée, dos à l’évier, près de la fenêtre. C’était là qu’il roulait ses cigarettes, avec du tabac gris, dans un emballage cubique, avec sa machine à rouler.

Il jouait au tiercé, avec le rituel du journal, de l’étude des pages hippiques de la Voix du Nord et du compostage des tickets (avec l’ustensile ad hoc). Mon oncle déposait les tickets au PMU. Et puis, c’était l’écoute des résultats… Je ne me souviens pas qu’il ait gagné beaucoup.

Quand j’aurai des petits-enfants, peut-être m’appelleront-ils Pépé ?

Vous allez me demander : « Pourquoi Mémé Barrois ? » Si je vous dis que j’appelais mon autre grand-mère Mémé Marchiennes, peut-être aurez-vous deviné que mes grand-mères habitaient Barrois et Marchiennes.

Notes

  1. Il y a quelques années, j’ai goûté une tarte de chez M. Mazingarbe à Marchiennes qui était très bonne aussi…